poussières d'étoiles

poussières d'étoiles

C'ETAIT UN BON JOUR POUR CREER LES ETOILES

C'ETAIT UN BON JOUR

POUR CREER LES ETOILES

 

Serge Jodra

https://media.afastronomie.fr/Expo-CMC/pdf/Articles/Un_bon_jour_creer.pdf

 

A travers des peintures de sable, belles et éphémères, les guérisseurs Navajo refont les gestes fondateurs par lesquels Premier Homme et Première Femme ont créé le Soleil et les autres astres.

Une cosmogonie où médecine de l’âme et médecine du corps sont intimement mêlées à la recherche de l’harmonie initiale.

 

C'était un bon jour pour créer les étoiles.

Premier Homme et Première Femme avaient voulu qu’il y ait des étoiles pour dire à tous et pour toujours la loi immuable de chaque chose. C’était une lourde tâche, et ils avaient pris d’abord la précaution de tracer le plan du ciel tel qu’il devait être. Ainsi était née la première peinture de sable. Certains prétendent que Premier Homme et Première Femme l’avaient réalisée en saupoudrant des petites croix de poussière blanche sur un grand carré de sable noir. D’autres affirment que c’était en cousant des étoiles de tissu sur une grande couverture sombre. Quoi qu’il en soit, tous s’accordent à penser que Premier Homme et Première Femme commencèrent cette carte des cieux par l’étoile qui se trouve au nord. Celle qui ne bouge pas, le “Feu de camp du nord”. Ils installèrent ensuite, aux bons endroits, plusieurs groupes d’étoiles pour former les constellations. C’était un travail vraiment minutieux et délicat. Coyote, un ami de la famille, regardait faire. Impatient d’admirer l’œuvre achevée, il finit par proposer son aide. Mais il était si pressé qu’il en vint à placer quantité d’étoiles n’importe où, n’importe comment. Voilà pourquoi il y a trop d’étoiles aujourd’hui à certains endroits, alors qu’il en manque à d’autres.

 

Ceux qui racontent cette histoire vivent au milieu de quelques-uns des paysages les plus extraordinaires du globe, dans la région des Quatre Frontières, c’est-à-dire autour du point de jonction de l’Arizona, du Nouveau-Mexique, du Colorado et de l’Utah. Originaires du Canada, les Navajo ont commencé à s’établir dans le Sud-Ouest des États-Unis entre les Xe et XIIe siècles. Sédentarisés à partir du XVIIe siècle, ils ont alors subi la forte influence des Indiens Pueblo, qui leur ont transmis leur vision du monde, leur cosmologie. Et l’art des peintures de sable, devenu un élément indissociable de l’astronomie des Navajo. Ceux-ci l’ont même perfectionné au point d’en faire la charnière de leur vie religieuse. Ces œuvres (qui peuvent utiliser d’autres ingrédients que le sable : pollen, pétales de fleurs, noir animal…) sont normalement réalisées dans le cadre de rituels, les “voies”, dont la fonction première est le traitement de tel ou tel mal, physique ou psychique. Guérir, en effet, est vécu comme un rétablissement de l’harmonie initiale. Exécuter une peinture de sable peut dès lors revenir à reproduire les actes fondateurs de premier Homme et de Première Femme, et notamment à remettre les astres à leur place sur la carte du ciel pour leur restituer leur fonction originelle dans l’ordre du monde.

 

Soleil, Lune, étoiles et constellations apparaissent ainsi sur plusieurs peintures de sable aux côtés de Père-Ciel et de Mère-Terre qui, comme leur nom l’indique, ont une apparence anthropomorphe. Mais reprenons dans l’ordre. Lorsque le Ciel est le seul à être figuré, une série de nuages, souvent triangulaires, assurent aux quatre coins du tableau la liaison avec la Terre. La tête du Ciel représente la maison du Soleil, et marque l’est, la direction d’où arrivent les bonnes choses. Aussi ce côté des peintures de sable est-il le seul à ne pas être barré de l’arc-en-ciel gardien qui clôture les trois autres bords. Quand Terre et Ciel sont dessinés côte à côte, leur union est signalée par un autre arc-en-ciel. Au centre de la représentation de Mère-Terre est dessiné un lac, d’où jaillissent les quatre plantes sacrées (maïs, haricot, courge, tabac). Ce lac figure le lieu de l’émergence, c’est-à-dire le point par lequel les ancêtres mythiques des Navajo, le Peuple de l’esprit de l’air (des insectes et des oiseaux...), parvinrent jusqu’au monde actuel, après avoir été chassés des quatre mondes inférieurs et superposés. C'

 

En ces temps lointains, Soleil et Lune n’existaient pas encore. Seules luisaient de faibles lumières aux couleurs des points cardinaux : le blanc, associé à l’est, à l’aube, au printemps et à la jeunesse ; le bleu, couleur du jour, de l’été et de la maturité, en relation avec le sud ; le jaune, symbole de l’ouest, du crépuscule, de l’automne et de la vieillesse ; Enfin le noir, correspondant au nord, au ciel nocturne, à l’hiver et à la mort. Mais ces couleurs n’apportaient aucune chaleur et presque pas de lumière. Il n’y avait d’ailleurs ni nuit ni jour, ni saison. On alla donc chercher dans les montagnes un gros bloc de cristal de roche, et Première Femme vit qu’il y avait là assez de matériau pour tailler deux disques de dimensions égales. Elle aurait préféré qu’il y en eut quatre, comme les quatre directions, mais il lui fallut faire avec.

 

Sur l'un des disques, Première Femme posa un masque de turquoise, afin qu’il produise lumière et chaleur : voilà pour le Soleil. Elle lui accrocha du corail rouge aux oreilles et lui fixa des cornes au front pour qu’il produise l’éclair et la pluie mâles. Elle dessina sur ses joues quatre points noirs, figurant les taches solaires. Normalement, ces stigmates sont disposés sur les bords du disque pour surveiller les points cardinaux et on ne peut pas les voir. Mais ils se déplacent parfois et on arrive à les distinguer quand le Soleil est bas sur l’horizon. L’autre disque, destiné à apporter l’humidité et le froid, fut décoré de coquillages blancs, de boucles de corail rouge et de cornes, qui lui permettraient d’apporter l’éclair femelle et les vents doux. Les lignes tracées sur l’astre lui assurèrent le contrôle des pluies d’été. Ainsi fut créée la Lune. Encore maintenant, l’homme-médecine commence toujours par figurer les deux disques bleu et blanc.

 

Les disques furent ensuite acheminés sur la plus haute montagne, celle qui est située à l’est, au bord de la Terre. Mais comme ils n’étaient que d’inertes cailloux, ils n’avaient aucune possibilité de se déplacer dans le ciel. Un jeune homme et un autre plus âgé se dévouèrent alors pour communiquer aux deux astres leur force vitale. On appela le premier Jóhonaa’áí (Porteur de Soleil) et le second Tl’éhonaa’áí (Porteur de Lune). Restait à décider quelle route devaient suivre les luminaires dans le ciel. Premier Homme trouva la solution : “Les aigles, expliqua-t-il aux deux porteurs, savent où ils doivent aller. Nous allons donc vous donner douze plumes d’aigle, une pour chaque mois de l’année, et leur magie vous indiquera le chemin.”

Le moment du grand envol était arrivé. Enfant-Vent souffla dans les plumes des deux porteurs, et le Soleil, puis la Lune, s’élevèrent dans les cieux. Après quatre jours de traversées célestes, le Soleil stoppa net au zénith et réclama un tribut pour continuer sa course. “Je veux que me soit donnée chaque jour la vie d’habitants de la Terre.” Voilà l’origine de la mort… Puis ce fut la Lune qui causa du souci. Lorsqu’Enfant-Vent avait soufflé dans les plumes de Tl’éhonaa’áí, quelques-unes d’entre elles s’étaient rabattues sur son visage et Porteur de Lune n’avait plus su où se diriger (1). À cause de ses trajets capricieux, certaines nuits restaient sans lumière. Premier Homme désigna alors à Première Femme les milliers d’éclats de quartz, vestiges de la taille des deux grands disques…

 

Ce fut donc un bon jour pour créer les étoiles.

Premier Homme et Première Femme dessinèrent d’abord le plan du ciel et Coyote les aida à sa façon, comme on sait. Quand tout fut prêt, ils demandèrent à Dieu-Noir d’installer au ciel les éclats de quartz selon l’ordre décidé. Dieu-Noir lança alors une flèche enflammée vers le ciel. La trace laissée lui servirait d’échelle. Il monta d’abord le Feu de camp du nord, l’étoile fixe — aujourd’hui encore, c’est elle que l’homme-médecine dessine en premier. L’ordre originel est également respecté pour les suivantes : l’Étoile de l’Orient, à l’est comme il se doit, est placée en deuxième, puis vient le tour de la Grande étoile-Médecine à l’ouest (ou au sud-ouest), et celui de la Petite étoile-Médecine, au sud (2). Puis il fut temps d’installer les constellations. Dieu-Noir, toujours conformément au plan, plaça d’abord les deux Náhooks : Homme-Froid du nord (la Grande Ourse) puis sa femme (Cassiopée). Proches des Náhooks, que souvent les peintures de sable situent curieusement à l’ouest, sont ensuite inscrits les Dilyéhé, aussi appelés les Enfants turbulents qui lancent le silex bleu (les Pléiades). Plus loin apparaissent le faucon à queue jaune (Orion), l’écureuil (la partie supérieure du scorpion), la FemmeAraignée (le verseau), ou encore la Trace de lapin, à la signification plutôt mystérieuse.

 

Fou de joie, Coyote partit vers le sud avec son étoile.

 

Comme Dieu-Noir n’emportait à chaque fois qu’un tout petit nombre d’étoiles, c’était un long travail que de placer toutes les constellations. Aussi, Coyote voulut-il une fois de plus apporter son aide. Première Femme se laissa amadouer et lui confia une étoile, lui expliquant : “La plupart du temps, elle sera faible, mais elle pourra parfois devenir très brillante. Elle indiquera alors la saison de tes amours.” Coyote, fou de joie, partit vers le sud avec son étoile. Il gravit la montagne qui s’y trouve, nommée aujourd’hui la montagne du Coyote. De là, il accrocha dans le ciel, juste à côté de la Petite étoile-Médecine, l’étoile M’ii Bizo’ (que l’homme blanc a baptisé Canopus, ou Alpha de la Carène), la deuxième étoile du ciel par son éclat. Canopus n’est certes pas une étoile variable, mais aux latitudes où vivent aujourd’hui les Navajo, elle apparaît furtivement, très bas sur l’horizon. Quand, en octobre, elle se montre juste avant le Soleil, un bref mois supplémentaire est ajouté aux douze mois lunaires de l’année, pour ajuster le calendrier au cycle solaire. C’est le “mois du Coyote”, dont la durée, elle, est bien variable. Début janvier, Canopus se montre dans toute sa splendeur au milieu de la nuit, et c’est bien aussi la période de rut des coyotes, comme il a été décidé par Première Femme.

 

Ayant réussi son test, Coyote fut autorisé à placer d’autres étoiles et à utiliser lui aussi l’échelle. On lui confia les deux étoiles qui, sur les peintures de sable, apparaissent souvent au centre du ciel, entre le Soleil et la Lune. Il s’agissait des Héros jumeaux : Tueur de monstres et Enfant né de l’eau, alias Castor et Pollux. Deux figures phares de la mythologie, puisqu’ils sont les fils du Soleil et de Femme changeante, la principale divinité du panthéon Navajo. Celle-ci, en effet, gouverne la succession des saisons, les cycles de la vie, le renouvellement de la végétation. Coyote empoigna donc une étoile dans chaque main et commença son ascension. Mais une fois au milieu de l’échelle, pris de vertige, il décida de tenir les deux étoiles dans une seule main pour pouvoir s’agripper à l’échelle de l’autre. Bien sûr, arrivé au ciel, il ne savait plus qui était qui, et il intervertit les deux astres sans le vouloir. Après tout, pensa-t-il, les jumeaux sont interchangeables. Grosse erreur. Car ces deux étoiles, à la si somptueuse ascendance, étaient censées garantir sur la Terre la paix et l’amitié entre les gens. À cause de leur mauvais placement, elles sont aujourd’hui responsables des conflits…

 

Constatant le désastre, Première Femme perdit patience, et Dieu-Noir continua seul le travail. À droite d’Enfant né de l’eau, il installa le Héron bleu (le Cocher), puis une série de constellations difficiles à reconnaître sur les peintures. Parmi elles, le moissonneur, décrit comme un homme aux larges épaules voûtées, les mains sur les genoux, et sans doute formé à partir des étoiles de la Coupe et du corbeau, le serpent à sonnettes (l’Hydre ?), qui commande aux eaux souterraines, ou encore l’Oiseau-Tonnerre, la constellation qui porte les nuages dans sa queue et la pluie sous ses ailes, et qui pourrait, comme chez les Sioux, être constituée des étoiles du Dragon et de la Petite Ourse. Dieu-Noir en arriva enfin aux constellations mineures : le Papillon, l’Alouette, le Lézard, le Loup, l’Aigle, le Porc-épic, la Chenille… Ainsi, chaque animal sur terre possède son équivalent dans le ciel, pour lui rappeler la loi à laquelle il doit obéir. À la fin, il restait encore de nombreux éclats de quartz sans importance et beaucoup de poussière. Dieu-Noir en prit une pleine poignée. Mais à mi-échelle, il décida qu’il y en avait trop. Aussi lança-t-il ces grains vers le ciel, amplifiant encore le désordre dû à Coyote. Une grande partie de la poussière forma une longue traînée claire allant d’un horizon à l’autre. On l’appelle Yikáísdáhí (la Voie lactée). C’est le chemin que suivent à présent les esprits lorsqu’ils voyagent entre le ciel et la terre. Chacune de ces étoiles est l’empreinte de leurs pas. Sur les peintures de sable, l’homme-médecine disperse aussi un chemin d’étoiles, mais souvent il se contente de dessiner l’échelle de Dieu-Noir sous la forme de simples croisillons qui joignent les épaules de PèreCiel. On considère alors que la Voie lactée et l’échelle sont la même chose, puisqu’elles jouent un rôle identique.

 

Quand tout est en place, le rituel se termine par l’intervention des assistantes de l’homme-médecine qui saupoudrent la peinture de sable de farine de maïs. Celle-ci représente le brouillard, qui constitue le trait d’union entre le ciel et la terre, l’expression de leur unité fondamentale. Il ne reste plus alors au patient qu’à s’asseoir sur le tableau, pour le détruire, ou plus précisément pour lui transmettre son désordre intérieur, cause supposée de sa souffrance, en échange de l’ordre cosmique dont la peinture de sable est synonyme. Cet échange correspond au processus de guérison. Après le rituel, le sable est éparpillé selon les directions des points cardinaux. Le patient pourra désormais continuer sa route conformément à l’idéal de vie Navajo : parvenir à un grand âge en marchant sur la piste de la beauté.

 

  1. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, cet astre suit d’aussi curieux chemins : il cherche sa route !

  2. Ces astres, qui appartiennent à la logique du mythe, ne correspondent pas nécessairement à des objets réels. De même, cette logique quaternaire porte au nombre de quatre les routes suivies par le Soleil aux solstices et aux équinoxes. Or, s’il n’était ici question que de géographie céleste, trois chemins suffiraient puisque le trajet du Soleil est le même aux deux équinoxes.



26/12/2016
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